fj iC^\ W^ K^^ W^ rN\ Vr 1^ i T/ ^/\ ^-^ '"' »^N ^'W^ if'^X V' ^MK^ ■t; /rx\ "^-^W :V''N\ Wy^ /^M V » i,K éiSj >s !i-,!i( >?: élis H \y^ iii M CQ U U u Ui 25 PU ^ O u u d ^ &' COLLECTION GALLIA PARUS I. BALZAC. Contes Philosophiques. Introduction de Paul Bourgret. II. L'IMITATION DE JÉSUS CHRIST. Introduction de Mon- seigneur R. H. Bension. III. ALFRED DE MUSSET. Poésies Nouvelles. IV. PASCAL. Pensées, Texte de Erunschvigo. l'réface d'Emile Boutroux. V. LA PRINCESSE DE CLÊVES. Par Madame de la Fayette. Introduction de Madame Lucie Félix Faute- Goyau. VI. GUSTAVE FLAUBERT. La Tentation de Saint Antoine. Introduction d'Emile Faguet. VII. MAURICE BAHRȧ. L'Ennemi des Lois. VIII. LA FONTAftïfi'.' Tables. IX. EMILE FAGUET. Petite Histoire de la Littérature Française. X. BALZAC. Le PÈre Goriot. Introduction d'Emile Faguet. XI. ALFRED DE VIGNY. Servitude et Grandeur Militaires. XII. EMILE GEBHART. Autour d'une Tiare. XIII. ETIENNE LAMY. La Ffjume de Demain. XIV. LOUIS VEUILLOT. Odeurs de Paris. XV. BENJAMIN CONSTANT. Adolphe. XVI. CHARLES NODIER. Contes Fantastiques. XVII. LÉON BOURGEOIS. La Société des Nations. XVIII. SAINT SIMON. La.Cour du Régent. Préface de Henri Mazel. XIX. BÊ RANGER. Chansons. Préface du Cte. S. Fleury. XX. BOSSUET. Oraisons Funèbres. Préface de René Doumic. XXI. VOLTAIRE. Contes Choisis. Préface de Gustave Lanson. XXII. BERNARDIN DE ST. PIERRE. Paul et Virginie. Préface du Vte. M. de Vogiié. XXIII. BEAUMARCHAIS. Le Barbier de Séville et Le Mariage DE Figaro. Préface de Jules Ciaretie. XXIV. HUYSMANS, J. K. Pages Choisies. Introduction de Lucien Descaves. XXV. VILLIERS DE L'ISLE ADAM. Axel. J^r^jl LOUIS VEUILLOT. Le Parfum de Rome. XXVIII. PARIS POUR TOUS. 48 Planches en Couleur. Texte par Edward Jefford. XXX. G. LENOTRE. Légendes de Noël. A PARAITRE PROCHAINEMENT XXIX. EUGÈNE SCRIBE. :Maurice. XXXI. MME. DE GIRARDIN. La CaNNE DE M. DE BALZAC. F BENJAMIN CONSTANT ADOLPHE INTRODUCTION PAR PAUL BOURGET de V Académie Française PARIS: J. M. DENT ET FILS LONDRES ET TORONTO J. M. DENT & SONS LIMITED NEW YORK: E. P. DUTTON & CO. INTRODUCTION' Parmi les livres du début dii XIXème siècle, ce roman ^'Adolphe est demeuré le plus vivant, le plus passionnant, le plus actuel. Pour ma part je l'ai lu avec passion, lorsque le hasard mit ce mince volume entre mes mains pour la première fois, voici des années. Il n'en est point qui me remue plus fortement encore aujourd'hui, quoique je sache à peu près par cœur toutes les phrases de ce chef-d' œuvre du roman d'analyse. Je ne me dissimule pas combien les procédés modernes d'art manquent à ce court récit. Les portraits phy- siques, le milieu, le dialogue, font défaut presque absolument dans ce drame, si simple qu'il en est nu, si sobrement conté qu'il en paraît sec, si dé- pouillé de couleur qu'il en est gris et comme dé- charné. Mais l'accent de la vérité humaine est si poignant, la justesse de la notation psycho- logique si complète, la douleur morale si réelle, si vivante, que toutes les réserves d'esthéticien parais- sent de misérables chicanes et que l'on ne voudrait rien corriger, rien ajouter à cet Adolphe dont la ^ Cette étude, tirées des Essais de Psychologie (Vol. I. Appendice A, Édition complète chez Pion et Nourrit), et qui sert d'appendice à une étude sur Baudelaire, nous a paru la meillure introduction à la lecture d'Adolphe. — h. o'c. vi ADOLPHE gaucherie même et Vâpretéfont comme une portion nécessaire. Depuis la publication du Journal intime et celle de ses Lettres à sa famille, nous comprenons que la magie de ce roman réside en ceci d'abord, qu'il est un portrait, le plus nouveau, le plus courageux des portraits. Ce jeune homme, à la fois si tendre qu'il ne peut supporter la douleur de sa maîtresse, si inquiet qu'il ne peut se reposer dans son dévouement, si égoïste qu'il ne peut lui dissimuler les moindres passages de son ennui, si lucide qu'il ne peut s'étourdir lui-même sur aucune de ses fautes personnelles, cet être, à la fois supérieur et mutilé, chez qui la plus effrayante indécision de caractère s'unit à la plus mâle puissance de se connaître, et qui semble avoir gardé de la sensibilité tout ce qui torture en perdant tout ce qui attache, — cet orgueilleux sans illusion, ce passionné sans espérance, cet amoureux sans bonheur, c'est bien Constant lui-même, tel que le journal et les lettres nous le révèlent. Il n'est pas une des phrases de son livre qui ne traduise une des plaies secrètes de son âme, l'une des plus tourmentées de notre âge. Il a poussé la sincérité de cette confession jusqu'à supprimer à son Adolphe toutes les excuses que les circonstances donnent à nos pires faiblesses, pour ne chercher d'explication aux actes de son triste héros que dans un caractère identique au sien propre. On remarquera qu'en effet Ellénore n'est peinte d'aucune manière. Le grand observateur qui . INTRODUCTION vii était dans Benjamin Constant a systématiquement refusé toute espèce de trait individuel à cette femme. C'est une douleur d'amoureuse et cela seulement. L'auteur a voulu que le jour portât tout entier sur le visage de celui qui lui ressemble tant et dont la lamentable histoire tient dans ce mot de M^' de Beaumont sur Constant lui-même : « // ne peut parvenir à s'aimer ...» « Je hais, » écrit l'auteur ^'Adolphe à la der- nière page du livre, campagne dont ses gens ignoraient le nom. "^ f<,v Ils n'avaient même aucun moyen de lui ^ faire parvenir des lettres. Je restai longtemps immobile à sa porte, n'imaginant plus aucune chance de la retrou- ver. J'étais étonné moi-même de ce que je souffrais. Ma mémoire me retraçait les in- stants où je m'étais dit que je n'aspirais qu'à un succès; que ce n'était qu'une tentative à laquelle je renoncerais sans peine. Je ne concevais rien à la douleur violente, indomp- table, qui déchirait mon cœur. Plusieurs jours se passèrent de la sorte. J'étais égale- ment incapable de distraction et d'étude. J'errais sans cesse devant la porte d'Ellénore. 36 AJDOLPH^ Je me promenais dans la ville, comme si, au détour de chaque rue, j'avais pu espérer de la rencontrer. Un matin, dans une de ces courses sans but, qui servaient à rem- placer mon agitation par la fatigue, j'aperçus la voiture du comte de P , qui revenait de son voyage. Il me reconnut et mit pied à terre. Après quelques phrases banales, je lui parlai en déguisant mon trouble, du départ subit d'Ellénore. — Oui, me dit-il, une de ses amies, à quelques lieues d'ici, a éprouvé je ne sais quel événement fâcheux qui a fait croire à EUénore que ses consola- tions lui seraient utiles. Elle est partie sans me consulter. C'est une personne que tous ses sentiments dominent, et dont l'âme toujours active, trouve presque du repos dans le dévouement. Mais sa présence ici m'est trop nécessaire; je vais lui écrire: elle re- viendra sûrement dans quelques jours. Cette assurance me calma; je sentis ma douleur s'apaiser. Pour la première fois de- puis le départ d'Ellénore, je pus respirer sans peine. Son retour fut moins prompt que ne l'espérait le comte de P . Mais j'avais w:imm >ns ma vie haBOTSTT^et l'angoisse que éprouvée commençait à se dissiper, lorsqu'au bout d'un mois M. de P me fit avertir qu'EUénore devait arriver le soir. Comme il mettait un grand prix à lui main- tenir dans la société la place que son caractère méritait, et dont sa situation semblait l'exclure, il avait invité à souper plusieurs femmes de ses parentes et de ses amies qui avaient consenti à voir Ellénore. Mes souvenirs reparurent, d'abord confus, bientôt plus vifs. Mon amour-propre s'y mêlait. J'étais embarrassé, humilié, de rencontrer une femme qui m'avait traité comme un enfant*.. Il me semblait la voir/ souriant à mon approche de ce qu une courte absence avait calmé l'effervescence d'une jeune tête; et je démêlais dans ce sourire une sorte de mépris pour moi. Par degrés mes sentiments se réveillèrent. Je m'étais levé, ce jour-là même, ne songeant plus à / ^4' Ellénore; une heure après avoir reçu la ^Y> nouvelle de son arrivée, son image errait f devant mes yeux, régnait sur mon cœur, et j 'avais la fièvre de la crainte de ne pas la voir. i 28 ADOLPHE Je restai chez moi toute la journée ; je m'y tins, pour ainsi dire, caché: je tremblais que le moindre mouvement ne prévînt notre ren- contre. Rien pourtant n'était plus simple, plus certain; mais je la désirais avec tant d'ardeur, qu'elle me paraissait impossible. L'impatience me dévorait: à tous les in- stants je consultais ma montre. J'étais obligé d'ouvrir la fenêtre pour respirer; mon sang me brûlait en circulant dans mes veines. Enfin j'entendis sonner l'heure à laquelle je devais me rendre chez le comte. Mon impatience se changea tout à coup en timi- dité; je m'habillai lentement; je ne me sentais plus pressé d'arriver: j'avais un tel effroi que mon attente ne fût déçue, un sentiment si vif de la douleur que je courais risque d'éprouver, que j'aurais consenti volontiers à tout ajourner. Il étaiJL assez tard lorsque j'entrai chez M. de F^^ J'aperçus EUénore assise au fond de la chambre ; je n'osais avancer, il me semblait que tout le monde avait les yeux fixés sur moi. J'allai me cacher dans un MiMliaJi^ SBîSBf?' 29 a<^f coin du salon, derrière un groupe d'hommes qui causaient. De là je contemplais Ellé- nore: elle me parut légèrement changée, elle était plus pâle que de coutume. Le comte me découvrit dans l'espèce de retraite où je m'étais réfugié; il vint à moi, me prit par la main, et me conduisit vers Ellénore. — Je vous présente, lui dit-il en riant, l'un des hommes que votre départ inattendu a le plus étonnés. — Ellénore parlait à une femme placée à côté d'elle. Lorsqu'elle me vit, ses paroles s'arrêtèrent sur ses lèvres; elle demeura tout interdite: je l'étais beau- coup moi-même. Qgjgiouy ait nous entendre ^ j "^adressai à Ellénore des questions îhdiBérentes. Nous reprîmes tous deux une apparence de calme. On annonça qu'on avait servi; j'offris à Ellénore mon bras, qu'elle ne put refuser. — Si vous ne me promettez pas, lui dis-je en la conduisant, de me recevoir demain chez vous à onze heures, je pars à l'instant, j'aban- donne mon pays, ma famille et mon père, je romps t^s^mes liens, j'abjure teus mes devoix§,^y«v^y^'impor^ejiù,, fi^^ au plus 30 ADOLPHE tôt une vie que vous vous plaisez à em- poisonner.— Adolphe! me répondit - elle; et elle hésitait. Je fis un mouvement pour m'éloigner. Je ne sais ce que mes traits exprimèrent, mais je n'avais jamais éprouvé de contraction si violente. EUénore me regarda. Une terreur mêlée d'affection se peignit sur sa figure. — Je vous recevrai demain, me dit-elle, mais je vous conjure. . . . Beaucoup de personnes nous suivaient, elle ne put achever sa phrase. Je pressai sa main de mon bras; nous nous mîmes à table. J'aurais voulu m'asseoir à côté d'Ellénore, mais le maître de la maison l'avait autrement décidé: je fus placé à peu près vis-à-vis d'elle. Au commencement du souper, elle était rêveuse. Quand on lui adressait la parole, elle répondait avec douceur; mais elle retombait bientôt dans la distraction. Une de ses amies, frappée de son silence et de son abattement, lui demanda si elle était malade. — Je n'ai pas été bien dans ces derniers temps, répondit-elle, et même à présent je suis fort ébranlée. — J'aspirais à ADOLPHE 31 produire dans l'esprit d'Ellénore une im- pression agréable; je voulais, en me mon- trant aimable et spirituel, la disposer en ma faveur, et la préparer à l'entrevue qu'elle m'avait accordée. J'essayai donc de mille manières de fixer son attention. Je ra- menai la conversation sur des sujets que je savais l'intéresser; nos voisins s'y mêlèrent: j'étais inspiré par sa présence; je parvins à me faire écouter d'elle, je la vis bientôt sou- rire : j'en ressentis une telle joie, mes regards exprimèrent tant de reconnaissance, qu'elle ne put s'empêcher d'en être touchée. Sa tristesse et sa distraction se dissipèrent : elle ne résista plus au charme secret que répan- dait dans son âme la vue du bonheur que je lui devais; et quand nous sortîmes de table, nos cœurs étaient d'intelligence comme si nous n'avions jamais été séparés. — Vous voyez, lui dis- je en lui donnant la main pour rentrer dans le salon, que vous disposez de toute mon existence; que vous ai-je fait pour que vous trouviez du plaisir à la tour- menter ? CHAPITRE III Je passai la nuit sans dormir. Il n'était plus question dans mon âme ni de calculs ni de projets; je me sentais, de la meilleure foi du monde, véritablement amoureux. Ce n'était plus l'espoir du succès qui me faisait agir: le besoin de voir celle que j'aimais, de jouir de sa présence, me dominait exclusive- ment. Onze heures sonnèrent, je me rendis auprès d'Ellénore; elle m'attendait. Elle voulut parler: je lui demandai de m'écouter. Je m'assis auprès d'elle, car je pouvais à peine me soutenir, et je continuai en ces termes, non sans être obligé de m'inter- rompre souvent : Je ne viens point réclamer contre la sen- tence que vous avez prononcée; je ne viens point rétracter un aveu qui a pu vous offenser; je le voudrais en vain. Cet amour que vous repoussez est indestructible : l'effort même que je fais dans ce moment pour vous parler avec un peu de calme est une preuve 32 ADOLPHE 33 de la violence d*un sentiment qui vous blesse. Mais ce n*est plus pour vous en entretenir que je vous ai priée de m'entendre; c'est au contraire pour vous demander de l'oublier, de me recevoir comme autrefois, d'écarter le souvenir d'un instant de délire, de ne pas me punir de ce que vous savez un secret que j'aurais dû renfermer au fond de mon âme. Vous connaissez ma situation, ce caractère qu'on dit bizarre et sauvage, ce cœur étranger à tous les intérêts du monde, solitaire au milieu des hommes, et qui souffre pourtant de l'isolement auquel il est condamné. Votre amitié me soutenait : sans cette amitié je ne puis vivre. J'ai pris l'habitude de vous voir; vous avez laissé naître et se former cette douce habitude: qu'ai-je fait pour perdre cette unique conso- lation d'une existence si triste et si sombre ? Je suis horriblement malheureux; je n'ai plus le courage de supporter un si long malheur; je n'espère rien, je ne demande rien, je ne veux que vous voir; mais je dois vous voir s'il faut que je vive. Ellénore gardait le silence. Que craignez- 34 ADOLPHE vous? repris-je. Qu'est-ce que j'exige? ce que vous accordez à tous les indifférents. Est-ce le monde que vous redoutez? Ce monde, absorbé dans ses frivolités solen- nelles, ne lira pas dans un cœur tel que le mien. Comment ne serais-je pas prudent? n'y va-t-il pas de ma vie ? EUénore, rendez- vous à ma prière : vous y trouverez quelque douceur. Il y aura pour vous quelque charme à être aimée ainsi, à me voir auprès de vous, occupé de vous seule, n'existant que pour vous, vous devant toutes les sensations de bonheur dont je suis encore susceptible, arraché par votre présence à la souffrance et au désespoir. Je poursuivis longtemps de la sorte, levant toutes les objections, retournant de mille ma- nières tous les raisonnements qui plaidaient en ma faveur. J'étais si soumis, si résigné, je demandais si peu de chose, j'aurais été si malheureux d'un refus ! EUénore fut émue. Elle m'imposa plu- sieurs conditions. Elle ne consentit à me recevoir que rarement, au milieu d'une société nombreuse, avec l'engagement que je ADOLPHE 35 ne lui parlerais jamais d'amour. Je promis ce qu'elle voulut. Nous étions contents tous les deux : moi, d'avoir reconquis le bien que j'avais été menacé de perdre, Ellénore, de se trouver à la fois généreuse, sensible et prudente. Je profitai dès le lendemain de la permis- sion que j'avais obtenue; je continuai de même les jours suivants. Ellénore ne songea plus à la nécessité que mes visites fussent peu fréquentes: bientôt rien ne lui parut plus simple que de me voir tous les jours. Dix ans de fidélité avaient inspiré à M. de P- une confiance entière; il laissait à Ellénore la plus grande liberté. Comme il avait eu à lutter contre l'opinion qui voulait exclure sa maîtresse du monde où il était appelé à vivre, il aimait à voir s'augmenter la société d'Ellénore; sa maison remplie constatait à ses yeux son propre triomphe sur l'opinion. Lorsque j'arrivais, j'apercevais dans les regards d'Ellénore une expression de plaisir. Quand elle s'amusait dans la conversation, ses yeux se tournaient naturellement vers moi. L'on ne racontait rien d'intéressant 36 ADOLPHE qu'elle ne m'appelât pour Tentendre. Mais elle n'était jamais seule: des soirées entières se passaient sans que je pusse lui dire autre chose en particulier que quelques mots insignifiants ou interrompus. Je ne tardai pas à m'irriter de tant de contrainte. Je devins sombre, taciturne, inégal dans mon humeur, amer dans mes discours.yljf^Je me contenais à peine lorsqu'un autre que moi s'entretenait à part avec Ellénore; j'inter- rompais brusquement ces entretiens. Il m'importait peu qu'on pût s'en offenser, et je n'étais pas toujours arrêté par la crainte de la compromettre. Elle se plaignit à moi de ce changement. Que voulez-vous? lui dis-je avec impatience: vous croyez sans doute avoir fait beaucoup pour moi; je suis forcé de vous dire que vous vous trompez. Je ne conçois rien à votre nouvelle manière d'être. Autrefois vous viviez retirée; vous fuyiez une société fatigante; vous évitiez ces éternelles conversations qui se prolongent précisément parce qu'elles ne devraient jamais commencer. Aujourd'hui votre porte est ouverte à la terre entière. On dirait ADOLPHE 37 qu'en vous demandant de me recevoir, j'ai obtenu pour tout l'univers la même faveur que pour moi. Je vous l'avoue, en vous voyant jadis si prudente, je nejrnj.ttendais pas à vous trouver si frivole. Je démêlai dans les traits d'Ellénore une impression de mécontentement et de tris- tesse. Chère Ellénore, lui dis- je en me ra- doucissant tout à coup, ne méritai-je donc pas d'être distingué des mille importuns qui vous assiègent? l'amitié n'a-t-elle pas ses secrets ? n'est-elle pas ombrageuse et timide au milieu du bruit et de la foule ? Ellénore craignait, en se montrant inflexi- ble, de voir se renouveler des imprudences qui l'alarmaient pour elle et pour moi. L'idée de rompre n'approchait plus de son cœur, elle consentit à me recevoir quelquefois seule. Alors se modifièrent rapidement les règles sévères qu'elle m'avait prescrites. Elle me permit de lui peindre mon amour; elle se familiarisa par degrés avec ce langage: bientôt elle m'avoua qu'elle m'aimait. Je passai quelques heures à ses pieds, me proclamant le plus heureux des hommes, lui 38 ADOLPHE prodiguant mille assurances de tendresse, de dévouement et de respect éternel. Elle me raconta ce qu'elle avait souffert en essayant de s'éloigner de moi; que de fois elle avait espéré que je la découvrirais malgré ses efforts; comment le moindre bruit qui A <;^'^* 'frappait ses oreilles lui paraissait annoncer ^-' " mon arrivée ; quel trouble, quelle joie, quelle crainte, elle avait ressentis en me revoyant; par quelle défiance d'elle-même, pour concilier le penchant de son cœur avec la prudence, elle s'était livrée aux distrac- tions du monde, et avait recherché la foule qu'elle fuyait auparavant. Je lui faisais répéter les plus petits détails, et cette histoire de quelques semaines nous semblait être celle d'une vie entière. L'amour sup- plée aux longs souvenirs, par une sorte de magie. Toutes les autres affections ont besoin du passé: l'amour crée, comme par enchantement, un passé dont il nous en- toure. Il nous donne, pour ainsi dire, la conscience d'avoir vécu, durant des années, avec un êtjre qui na.guère nous était presque étranger. I^'amour n'est qu'un point lumi- ADOLPHE 39 neux, et néanmoins il semble s'emparer du temps. Il y a peu de jours qu'il n'existait \ pas, bientôt il n'existera plus; mais, tant j qu'il existe, il répand sa clarté sur l'époque qui / l'a précédé, comme sur celle qui doit le suivre^ Ce calme pourtant dura peu. Ellénore était d'autant plus en garde contre sa faiblesse, qu'elle était poursuivie du souvenir de ses fautes: et mon imagination, mes désirs, une théorie de fatuité dont je ne m'apercevais pas moi-même, se révoltaient contre un tel amour. Toujours timide, souvent irrité, je me plaignais, je m'empor- tais, j'accablais Ellénore de reproches. Plus ^ d'une fois elle forma le projet de briser. UH-^) lignjui ne répandait sur sa vie que de ^ l'inquiétude et du trouble; plus d'une fois je l'apaisai par mes supplications, mes désaveux et mes pleurs. Ellénore, lui écrivais-je un jour, vous ne savez pas tout ce que je souffre. Près de vous, loin de vous, je suis également mal- heureux. Pendant les heures qui nous séparent, j'erre au hasard, courbé sous le fardeau d'une existence que je ne sais 40 ADOLPHE comment supporter. La société m'impor- tune, la solitude m'accable. Ces indifférents qui m'observent, qui ne connaissent rien de ce qui m'occupe, qui me regardent avec une curiosité sans intérêt, avec un étonnement sans pitié, ces hommes qui osent me parler d'autre chose que de vous, portent dans mon sein une douleur mortelle. Je les fuis; mais, seul, je cherche en vain un air qui pénètre dans ma poitrine oppressée. Je me précipite sur cette terre qui devrait sen- tr'ouvrir pour m'engloutir à jamais; je pose ma tête sur la pierre froide qui devrait cal- mer la fièvre ardente qui me dévore. Je me traîne vers cette colline d'oii l'on aperçoit votre maison; je reste là, les yeux fixés sur cette retraite que je n'habiterai jamais avec vous. Et si je vous avais rencontrée plus tôt vous auriez pu être à moi! j'aurais serré dans mes bras la seule créature que la nature ait formée pour mon cœur, pour ce cœur qui a tant souffert parce qu'il vous cherchait, et qu'il ne vous a trouvée que trop tard! Lorsque enfin ces heures de délire sont passées, lorsque le moment arrive où je puis ADOLPHE 41 vous voir, je prends en tremblant la route de votre demeure. Je crains que tous ceux qui me rencontrent ne devinent les sentiments que je porte en moi; je m'arrête; je marche à pas lents: je retarde l'instant du bonheur, de ce bonheur que tout menace, que je me crois toujours sur le point de perdre; bon- heur imparfait et troublé, contre lequel con- spirent peut-être à chaque minute et les événements funestes et les regards jaloux, et les caprices tyranniques et votre propre volonté! Quand je touche au seuil de votre porte, quand je l'entr 'ouvre, une nouvelle terreur me saisit: je m'avance comme un coupable, demandant grâce à tous les objets qui frappent ma vue, comme si tous étaient ennemis, comme si tous m'enviaient l'heure de félicité dont je vais encore jouir. Le moindre son m'effraie, le moindre mouve- ment autour de moi m'épouvante, le bruit même de mes pas me fait reculer. Tout près de vous je crains encore quelque obstacle qui se place soudain entre vous et moi. Enfin, je vous vois, je vous vois et je respire, et je vous contemple et je m'arrête, comme le 43 ADOLPHE fugitif qui touche au sol protecteur qui doit le garantir de la mort. Mais alors même, lorsque tout mon être s'élance vers vous, lorsque j'aurais un tel besoin de me reposer de tant d'angoisses, de poser ma tête sur vos genoux, de donner un libre cours à mes larmes, il faut que je me contraigne avec violence, que même auprès de vous je vive encore d'une vie d'effort: pas un instant d'épanchement ! pas un instant d'abandon ! Vos regards m'observent. Vous êtes em- barrassée, presque offensée de mon trouble. Je ne sais quelle gêne a succédé à ces heures délicieuses où du moins vous m'avouiez votre amour. Le temps s'enfuit, de nouveaux intérêts vous appellent : vous ne les oubliez jamais; vous ne retardez jamais l'instant qui m'éloigne. Des étrangers viennent: il n'est plus permis de vous regarder; je sens qu'il faut fuir pour me dérober aux soupçons qui m'environnent. Je vous quitte plus agité, plus déchiré, plus insensé qu'auparavant; je vous quitte, et je retombe dans cet isolement effroyable, où je me débats, sans rencontrer un seul être sur lequel je puisse m'appuyer, me reposer un moment. ADOLPHE 43 pUénore n'avait jamais été aimée de la sorte. M. de P avait pour elle une affection très vraie, beaucoup de recon- naissance pour son dévouemejit, beaucoup de respect pour son caractère, mais il y avait toujours dans sa manière une nuance de supériorité sur une femme qui s'était donnée publiquement à lui sans qu'il l'eût épousée. Il aurait pu contracter des liens plus hono- rables, suivant l'opinion commune : il ne le lui disait point, il ne se le disait peut-être pas à lui-même; mais ce qu'on ne dit pas n'en existe pas moins, et tout ce qui est se devine. Ellénore n'avait eu jusqu'alors aucune notion de ce sentiment passionné, de cette existence perdue dans la sienne, dont mes fureurs mêmes, mes injustices et mes re- proches, n'étaient que des preuves plus irréfragables. Sa résistance avait exalté toutes mes sensations, toutes mes idées: je revenais à des emportements qui l'ef- frayaient, à une soumission, à une tendresse, à une vénération idolâtre. Je la considérais comme une créature céleste. Mon amour te- nait du culte, et il avait pour elle d'autant 44 ADOLPHE plus de charme, qu'elle craignait sans cesse de se voir humiliée dans un sens opposé. Elle se donna enfin tout entière. / Malheur à l'homme qui, dans les premiers moments d'une liaison d'amour, ne croit pas que cette Haison doit être étemelle ! Malheur à qui, dans les bras de la maîtresse qu'il vient d'obtenir, conserve une funeste prescience, et prévoit qu'il pourra s'en détacher! Une femme que son cœur entraîne a, dans cet instant, quelque chose de touchant et de sacré. Ce n'est pas le plaisir, ce n'est pas la nature, ce ne sont pas les sens qui sont corrupteurs; ce sont les calculs auxquels la société nous accoutume, et les réflexions que l'expérience fait naître. J'aimai, je respectai mille fois plus EUénore après qu'elle se fut donnée. Je marchais avec orgueil aiimilieu des hommes; je promenais sur eux un regard dominateur. L'air que je re- spirais était à lui seul une jouissance. Je m'élançais au-devant de la nature, pour la remercier du bienfait inespéré, du bienfait immense qu'elle avait daigné m'accorder. CHAPITRE IV Charme de l'amour! qui pourrait vous peindre? Cette persuasion que nous avons trouvé l'être que la nature avait destiné pour nous, ce jour subit répandu sur la vie, et qui nous semble en expliquer le mystère, cette valeur inconnue attachée aux moindres cir- constances, ces heures rapides, dont tous les détails échappent au souvenir par leiur dou- ceur même, et qui ne laissent dans notre âme qu'une longue trace de bonheur, cette gaieté folâtre qui se mêle quelquefois sans cause à un attendrissement habituel, tant de plaisir dans la présence, et dans l'absence tant d'es- poir, ce détachement de tous les soins vul- gaires, cette supériorité sur tout ce qui nous entoure, cette certitude que désormais le monde ne peut nous atteindre où nous vivons, cette intelligence mutuelle qui devine chaque pensée et qui répond à chaque émotion, charme de l'amour, qui vous éprouva ne saurait vous décrire ! 45 46 ADOLPHE M. de P fut obligé, pour des affaires pressantes, de s'absenter pendant six se- maines. Je passai ce temps chez Ellénore presque sans interruption. Son attachement semblait s'être accru du sacrifice qu'elle m'avait fait. Elle ne me laissait jamais la quitter sans essayer de me retenir. Lorsque je sortais, elle me demandait quand je re- viendrais. Deux heures de séparation lui étaient insupportables. Elle fixait avec une précision inquiète l'instant de mon retour. J'y souscrivais avec joie, j'étais reconnaissant, j'étais heureux du sentiment qu'elle me témoignait. Mais cependant les intérêts de la vie commune ne se laissent pas plier arbitrairement à tous nos désirs. Il m'était quelquefois incommode d'avoir tous mes pas marqués d'avance, et tous mes mo- ments ainsi comptés. J'étais forcé de pré- cipiter toutes mes démarches, de rompre avec la plupart de mes relations. Je ne savais que répondre à mes connaissances lorsqu'on me proposait quelque partie que, dans une situation naturelle, je n'aurais point eu de motif pour refuser. Je ne ADOLPHE 47 regrettais point auprès d'EUénore ces plaisirs de la vie sociale, pour lesquels je n'avais jamais eu beaucoup d'intérêt, mais j'aurais voulu qu'elle me permît d'y renoncer plus librement. J'aurais éprouvé plus de dou- ceur à retourner auprès d'elle de ma propre volonté, sans me dire que l'heure était arrivée, qu'elle m'attendait avec anxiété, et sans que l'idée de sa peine vînt se mêler à celle du bonheur que j'allais goûter en la retrou- vant. Ellénore était sans doute un vif plaisir dans mon existence, mais elle n'était plus un but : elle était devenue un lien. Je craignais d'ailleurs de la compromettre. Ma présence continuelle devait étonner ses gens, ses enfants, qui pouvaient m'observer. Je tremblais de l'idée de déranger son existence. Je sentais que nous ne pouvions être unis pour toujours, et que c'était un devoir sacré pour moi de respecter son repos: je lui donnais donc des conseils de prudence, tout en l'assurant de mon amour. Mais plus je lui donnais des conseils de ce genre, moins elle était disposée à m'écouter. En même temps je craignais horriblement de l'affliger. 48 ADOLPHE Dès que je voyais sur son visage une ex- pression de douleur, sa volonté devenait la mienne: je n'étais à mon aise que lorsqu'elle était contente de moi. Lorsqu'en insistant sur la nécessité de m'éloigner pour quelques instants, j'étais parvenu à la quitter, l'image de la peine que je lui avais causée me suivait partout. Il me prenait une fièvre de re- mords qui redoublait à chaque minute, et qui enfin devenait irrésistible; je volais vers elle, je me faisais une fête de la consoler. Mais à mesure que je m'approchais de sa demeure, un sentiment d'humeur contre cet empire bizarre se mêlait à mes autres senti- ments. EUénore elle-même était violente. Elle éprouvait, je le crois, pour moi ce qu'elle n'avait éprouvé pour personne. Dans ses relations précédentes, son cœur avait été froissé par une dépendance pénible; elle était avec moi dans une parfaite aisance, parce que nous étions dans une parfaite éga- lité; elle s'était relevée à ses propres yeux, par un amour pur de tout calcul, de tout in- térêt; elle savait que j'étais bien sûr qu'elle ne m'aimait que pour moi-même. Mais il ADOLPHE 49 résultait de son abandon complet avec moi qu'elle ne me déguisait aucun de ses mouve- ments; et lorsque je rentrais dans sa cham- bre, impatienté d'y rentrer plus toi que je ne l'aurais voulu, je la trouvais triste ou irritée. J'avais souffert deux heures loin d'elle de l'idée qu'elle souffrait loin de moi: je souffrais deux heures près d'elle avant de pouvoir l'apaiser. Cependant je n'étais pas malheureux; je me disais qu'il était doux d'être aimé, même avec exigence; je sentais que je lui faisais du bien: son bonheur m'était nécessaire, et je me savais nécessaire à son bonheur. D'ailleurs, l'idée confuse que, par la seule nature des choses, cette liaison ne pouvait durer, idée triste sous bien des rapports, ser- vait néanmoins à me calmer dans mes accès de fatigue ou d'impatience. Les liens d'Ellé- nore avec le comte de P , la disproportion de nos âges, la différence de nos situations, mon départ que déjà diverses circonstances avaient retardé, mais dont l'époque était prochaine, toutes ces considérations m'en- gageaient à donner et à recevoir encore le 50 ADOLPHE plus de bonheur qu'il était possible: je me croyais sûr des années, je ne disputais pas . les jours. Ki Le comte de P— — revint. Il ne tarda pas à soupçonner mes relations avec Ellénore ; il me reçut chaque jour d'un air plus froid et plus sombre. Je parlai vivement à Ellénore des dangers qu'elle courait; je la suppliai de permettre que j'interrompisse pour quel- ques jours mes visites; je lui représentai l'in- térêt de sa réputation, de sa fortune, de ses enfants. Elle m'écouta longtemps en silence; ' elle était pâle comme la mort. De manière ou d'autre, me dit-elle enfin, vous partirez bientôt; ne devançons pas ce moment; ne vous mettez pas en peine de moi. Gagnons des jours, gagnons des heures : des jours, des heures, c'est tout ce qu'il me faut. Je ne sais quel pressentiment me dit, Adolphe, que je mourrai dans vos bras. Nous continuâmes donc à vivre comme au- paravant, moi toujours inquiet, Ellénore tou- jours triste, le comte de P taciturne et soucieux. Eijfin la lettre que j'attendais arriva: mon père m'ordonnait de me rendre ADOLPHE 51 auprès de lui. Je portai cette lettre à Ellénore. Déjà! me dit-elle après l'avoir lue; je ne croyais pas que ce fût si tôt. Puis, fondant en larmes, elle me prit la main et elle me dit: Adolphe, vous voyez que je ne puis vivre sans vous; je ne sais ce qui arrivera de mon avenir, mais je vous conjure de ne pas partir encore: trouvez des pré- textes pour rester. Demandez à votre père de vous laisser prolonger votre séjour en- core six mois. Six mois, est-ce donc si long? Je voulus combattre sa résolution; mais elle pleurait si amèrement, et elle était si tremblante, ses traits portaient l'em- preinte d'une souffrance si déchirante, que je ne pus continuer. Je me jetai à ses pieds, je la serrai dans mes bras, je l'assurai de mon amour, et je sortis pour aller écrire à mon père. J'écrivis en effet avec le mouve- ment que la douleur d'Ellénore m'avait inspiré. J'alléguai mille causes de retard; Me fis ressortir l'utilité de continuer à D Quelques cours que je n'avais pu suivre à )Gottingue; et lorsque j'envoyai ma lettre à la poste, c'était avec ardeur que je 53 ADOLPHE désirais obtenir le consentement que je demandais. Je retournai le soir chez EUénore. Elle était assise sur un sofa ; le comte de P était près de la cheminée, et assez loin d'elle; les deux enfants étaient au fond de la chambre, ne jouant pas, et portant sur leurs visages cet étonnement de l'enfance lorsqu'elle remarque une agitation dont elle ne soup- çonne pas la cause. J'instruisis Ellénore par un geste que j'avais fait ce qu'elle vou- lait. Un rayon de joie brilla dans ses yeux, mais ne tarda pas à disparaître. Nous ne disions rien. Le silence devenait embarras- sant pour tous trois. — On m'assure, monsieur, me dit enfin le comte, que vous êtes prêt à partir. Je lui répondis que je l'ignorais. — Il me semble, répliqua-t-il, qu'à votre âge •on ne doit pas tarder à entrer dans une carrière; au reste, ajouta-t-il en regardant Ellénore, tout le monde peut-être ne pense pas ici comme moi. La réponse de mon père ne se fit pas atten- dre. Je tremblais, en ouvrant sa lettre, de la douleur qu'un refus causerait à Ellénore. ADOLPHE 53 Il me semblait même que j'aurais partagé cette douleur avec une égale amertume ; mais en lisant le consentement qu'il m'accordait, tous les inconvénients d'une prolongation du séjour se présentèrent tout à coup à mon esprit. Encore six mois de gêne et de contrainte! m'écriai-je; six mois pendant lesquels j'offense un homme qui m'avait témoigné de l'amitié, j'expose une femme qui m'aime; je cours le risque de lui ravir la seule situation où elle puisse vivre tranquille et considérée; je trompe mon père; et pourquoi? Pour ne pas braver un instant une douleur qui, tôt ou tard, est inévitable ! Ne r éprouvons-nous pas chaque jour en détail et goutte à goutte, cette douleur? Je ne fais que du mal à EUénore; mon sentiment, tel qu'il est, ne peut la satisfaire. Je me sacrifie pour elle sans fruit pour son bonheur; et moi, je vis ici sans utilité, sans indépendance, n'ayant pas un instant de libre, ne pouvant respirer une heure en paix. J'entrai chez Ellénore tout occupé de ces réflexions. Je la trouvai seule. Je reste encore six mois, lui dis-je. — Vous m'an- 54 ADOLPHE noncez cette nouvelle bien sèchement. — C'est que je crains beaucoup, je Tavoue, les conséquences de ce retard pour Tun et pour l'autre. — Il me semble que, pour vous du moins, elles ne sauraient être bien fâcheuses. — Vous savez fort bien, EUénore, que ce n'est jamais de moi que je m'occupe le plus. — Ce n'est guère non plus du bonheur des autres. — La conversation avait pris une direction orageuse. EUénore était blessée de mes regrets dans une circonstance où elle croyait que je devais partager sa joie: je l'étais du triomphe qu'elle avait remporté sur mes résolutions précédentes. La scène devint violente. Nous éclatâmes en re- proches mutuels. EUénore m'accusa de l'avoir trompée, de n'avoir eu pour elle qu'un goût passager! d'avoir aliéné d'elle l'affection du comte; de l'avoir remise, aux yeux du public, dans la situation équivoque dont eUe avait cherché toute sa vie à sortir. Je m'irritai de voir qu'elle tournât contre moi ce que je n'avais fait que par obéissance pour elle et par crainte de l'affliger. Je me plaignis de ma vive contrainte, de ma ADOLPHE 55 jeunesse consumée dans l'inaction, du des- potisme qu'elle exerçait sur toutes mes démarches. En parlant ainsi, je vis son visage couvert tout à coup de pleurs: je m'arrêtai, je revins sur mes pas, je désavouai, j 'expliquai. Nous nous embrassâmes : mais un premier coup était porté, une première barrière était franchie. Nous avions pro- noncé tous deux des mots irréparables ; nous pouvions nous taire, mais non les oublier. Il y a des choses qu'on est longtemps sans se dire, mais quand une fois elles sont dites, on ne cesse jamais de les répéter. Nous vécûmes ainsi quatre mois dans des rapports forcés, quelquefois doux, jamais complètement libres, y rencontrant encore du plaisir, mais n'y trouvant plus de charme. Ellénore, cependant, ne se détachait pas de moi. Après nos querelles les plus vives, elle était aussi empressée à me revoir, elle fixait aussi soigneusement l'heure de nos entrevues que si notre union eût été la plus paisible et la plus tendre. J'ai souvent pensé que ma conduite même contribuait à entretenir Ellé- nore dans cette disposition. Si je l'avais 56 ADOLPHE aimée comme elle m'aimait, elle aurait eu plus de calme; elle aurait réfléchi de son côté sur les dangers qu'elle bravait. Mais toute prudence lui était odieuse, parce que la prudence venait de moi; elle ne calcu- lait point ses sacrifices, parce qu'elle était occupée à me les faire accepter; elle n'avait pas le temps de se refroidir à mon égard, parce que tout son temps et toutes ses forces étaient employés à me conserver. L'époque fixée de nouveau pour mon départ approchait; et j'éprouvais, en y pensant, un mélange de plaisir et de regret : semblable à ce que ressent un homme qui doit acheter une guérison certaine par une opération douloureuse. Un matin, EUénore m'écrivit de passer chez elle à l'instant. — Le comte, me dit-elle, me défend de vous recevoir: je ne veux point obéir à cet ordre tyrannique. J'ai suivi cet homme dans la proscription, j'ai sauvé sa fortune; je l'ai servi dans tous ses intérêts. Il peut se passer de moi main- tenant : moi, je ne puis me passer de vous. On devine facilement quelles furent mes ADOLPHE 57 instances pour la détourner d'un projet que je ne concevais pas. Je lui parlai de l'opinion du public. — Cette opinion, me répondit- elle, n'a jamais été juste pour moi. J'ai rempli pendant dix ans mes devoirs mieux qu'aucune femme, et cette opinion ne m'en a pas moins repoussée du rang que je méritais. Je lui rappelai ses enfants. — Mes enfants sont ceux de M. de P . Il les a reconnus : il en aura soin. Ils seront trop heureux d'oublier une mère dont ils n'ont à partager que la honte. Je redoublai mes prières. T — Écoutez, me dit-elle, si je romps avec le comte, refuserez-vous de me voir? Le refuserez-vous? reprit-elle en saisissant mon bras avec une violence qui me fit frémir. — Non, assurément, lui répondis-je; et plus vous serez malheureuse, plus je vous serai dévoué. Mais considérez. ... — Tout est considéré, interrompit-elle. Il va rentrer, retirez- vous maintenant ; ne revenez plus ici. Je passai le reste de la journée dans une angoisse inexprimable. Deux jours s'écoulè- rent sans que j'entendisse parler d'Ellénore. Je souffrais d'ignorer son sort; je souffrais 58 ADOLPHE même de ne pas la voir, et j'étais étonné de la peine que cette privation me causait. Je désirais cependant qu'elle eût renoncé à la / résolution que je craignais tant pour elle, et '^ je commençais à m'en flatter, lorsqu'une \ femme me remit un billet par lequel EUénore ^ me priait d'aller la voir dans telle rue, dans telle maison, au troisième étage. J 'y courus, espérant encore que, ne pouvant me recevoir chez M. de P , elle avait voulu m'entre- tenir ailleurs une dernière fois. Je la trouvai faisant les apprêts d'un établisse- ment durable. Elle vint à moi, d'un air à la fois content et timide, cherchant à lire dans mes yeux mon impression. — Tout est rompu, me dit-elle, je suis parfaitement libre. J'ai de ma fortune particulière soixante- quinze louis de rente; c'est assez pour moi. Vous restez encore ici six semaines. Quand vous partirez, je pourrai peut-être me rap- procher de vous; vous reviendrez peut-être me voir. Et, comme si elle eût redouté une réponse, elle entra dans une foule de détails relatifs à ses projets. Elle chercha de mille manières à me persuader qu'elle serait ADOLPHE 59 heureuse; qu'elle ne m'avait rien sacrifié; que le parti qu'elle avait pris lui convenait, indépendamment de moi. Il était visible qu'elle se faisait un grand effort, et qu'elle ne croyait qu'à moitié ce qu'elle me disait. Elle s'étourdissait de ses paroles, de peur d'entendre les miennes; elle prolongeait son discours avec activité pour retarder le moment où mes objections la replongeraient dans le désespoir. Je ne pus trouver dans mon cœur de lui en faire aucune. J'acceptai son sacrifice, je l'en remerciai; je lui dis que j'en étais heureux: je lui dis bien plus en- core: je l'assurai que j'avais toujours désiré qu'une détermination irréparable me fît un devoir de ne jamais la quitter; j'attribuai mes indécisions à un sentiment de délicatesse qui me défendait de consentir à ce qui bou- leversait sa situation. Je n'eus, en un mot, d'autre pensée que de chasser loin d'elle toute peine, toute crainte, tout regret, toute incertitude sur mon sentiment. Pendant que je lui parlais, je n'envisageais rien au delà de ce but, et j'étais sincère dans mes promesses. CHAPITRE V La séparation d'Ellénore et du comte de P produisit dans le public un effet qu'il n'était pas difficile de prévoir. Ellénore perdit en un instant le fruit de dix années de dévouement et de constance; on la con- fondit avec toutes les femmes de sa classe qui se livrent sans scrupule à mille inclinations successives. L'abandon de ses enfants la fit regarder comme une mère dénaturée, et les femmes d'une réputation irréprochable répétèrent avec satisfaction que l'oubli de la vertu la plus essentielle à leur sexe s'étendait bientôt sur toutes les autres. En même temps on la plaignit, pour ne pas perdre le plaisir de me blâmer. On vit dans ma conduite celle d'un séducteur, d'un ingrat qui avait violé l'hospitalité, et sacrifié, pour contenter une fantaisie momentanée, le repos de deux personnes, dont il aurait dû respecter l'une et ménager l'autre. Quel- 60 ADOLPHE Çi ques amis de mon père m'adressèrent des représentations sérieuses; d'autres, moins libres avec moi, me firent sentir leur désap- probation par des insinuations détournées. Les jeunes gens, au contraire, se montrèrent enchantés de l'adresse avec laquelle j'avais supplanté le comte; et, par mille plaisan- teries que je voulais en vain réprimer, ils me félicitèrent de ma conquête et me promirent de m'imiter. Je ne saurais peindre ce que j'eus à souffrir, et de cette censure sévère et de ces honteux éloges. Je suis convaincu que si j'avais eu de l'amour pour Ellénore, j'aurais ramené l'opinion sur elle et sur moi. Telle est la force d'un sentiment vrai, que, lorsqu'il parle, les interprétations fausses et les convenances factices se taisent. Mais je n'étais qu'un homme faible, reconnaissant et dominé; je n'étais soutenu par aucune impulsion qui partît du cœur. Je m'ex- primais donc avec embarras: je tâchais de finir la conversation ; et si elle se prolongeait, je la terminais par quelques mots âpres, qui annonçaient aux autres que j'étais prêt à leur chercher querelle. En effet, j'aurais 63 ADOLPHE beaucoup mieux aimé me battre avec eux que leur répondre. EUénore ne tarda pas à s'apercevoir que l'opinion s'élevait contre elle. Deux parentes de M. de P , qu'il avait forcées par son ascendant à se lier avec elle, mirent le plus grand éclat dans leur rupture; heureuses de se livrer à leur malveillance, longtemps con- tenue à l'abri des principes austères de la morale. Les hommes continuèrent à voir EUénore; mais il s'introduisit dans leur ton quelque chose d'une familiarité qui annon- çait qu'elle n'était plus appuyée par un pro- tecteur puissant, ni justifiée par une union presque consacrée. Les uns venaient chez elle parce que, disaient-ils, ils l'avaient connue de tout temps; les autres, parce qu'elle était belle encore, et que sa légèreté récente leur avait rendu des prétentions qu'ils ne cherchaient pas à lui déguiser. Chacun motivait sa liaison avec elle; c'est- à-dire que chacun pensait que cette liaison avait besoin d'excuse. Ainsi la malheureuse EUénore se voyait tombée pour jamais dans l'état dont, toute sa vie, elle avait voulu ADOLPHE 63 sortir. Tout contribuait à froisser son âme et à blesser sa fierté. Elle envisageait l'abandon des uns comme une preuve de mé- pris, l'assiduité des autres comme l'indice de quelque espérance insultante. Elle souffrait de la solitude, elle rougissait de. la société. Ah! sans doute, j'aurais dû la consoler; j'aurais dû la serrer contre mon cœur, lui dire: Vivons l'un pour l'autre, oublions des hommes qui nous méconnaissent, soyons heureux de notre seule estime et de notre seul amour: je l'essayais aussi; mais que peut, pour ranimer un sentiment qui s'éteint, une résolution prise par devoir? Ellénore et moi nous dissimulions l'un avec l'autre. Elle n'osait me confier des peines, résultat d'un sacrifice qu'elle savait bien que je ne lui avais pas demandé. J'avais accepté ce sacrifice: je n'osais me plaindre d'un malheur que j'avais prévu, et que je n'avais pas eu la force de prévenir. Nous nous taisions donc sur la pensée unique qui nous occupait constamment . Nous nous pro- diguions des caresses, nous parlions d'amour; 64 ADOLPHE mais nous parlions d'amour de peur de nous parler d'autre chose. Dès qu'il existe un secret entre deux cœurs qui s'aiment, dès que l'un d'eux a pu se résoudre à cacher à l'autre une seule idée, le charme est rompu, le bonheur est détruit. L'emportement, l'injustice, la distraction même, se réparent: mais la dissimulation jette dans l'amour un élément étranger qui le dénature et le flétrit à ses propres yeux. Par une inconséquence bizarre, tandis que je repoussais avec l'indignation la plus vio- lente la moindre insinuation contre Ellénore, je contribuais moi-même à lui faire tort dans mes conversations générales. Je m'étais sou- mis à ses volontés, mais j'avais pris en hor- reur l'empire des femmes. Je ne cessais de déclamer contre leur faiblesse, leur exigence, le despotisme de leur douleur. J'affichais les principes les plus durs; et ce même homme qui ne résistait pas à une larme, qui cédait à la tristesse muette, qui était pour- suivi dans l'absence par l'image delà souf- france qu'il avait causée, se montrait, dans tous ses discours, méprisant et impitoyable. ADOLPHE 65 Tous mes éloges directs en faveur d'EUénore ne détruisaient pas l'impression que produi- saient des propos semblables. On me haïs- sait, on la plaignait, mais on ne l'estimait pas. On s'en prenait à elle de n'avoir pas inspiré à son amant plus de considération pour son sexe et plus de respect pour les liens du cœur. Un homme qui venait habituellement chez EUénore, et qui, depuis sa rupture avec le comte de P , lui avait témoigné la passion la plus vive, l'ayant forcée, par ses persécu- tions indiscrètes, à ne plus le recevoir, se permit contre elle des railleries outrageantes qu'il me parut impossible de souffrir. Nous nous battîmes; je le blessai dangereusement, je fus blessé moi-même. Je ne puis décrire le mélange de trouble, de terreur, de recon- naissance et d'amour, qui se peignit sur les traits d'EUénore lorsqu'elle me revit après cet événement. Elle s'établit chez moi, malgré mes prières; elle ne me quitta pas un seul instant jusqu'à ma convalescence. Elle me lisait pendant le jour, elle me veillait durant la plus grande partie des nuits; elle 66 ADOLPHE observait mes moindres mouvements, elle prévenait chacun de mes désirs; son in- génieuse bonté multipliait ses facultés et doublait ses forces. Elle m'assurait sans cesse qu'elle ne m'aurait pas survécu : j'étais pénétré d'affection, j'étais déchiré de re- mords. J'aurais voulu trouver en moi de quoi récompenser un attachement si con- stant et si tendre; j'appelais à mon aide les souvenirs, l'imagination, la raison même, le sentiment du devoir: efforts inutiles! la difficulté de la situation, la certitude d'un avenir qui devait nous séparer; peut-être je ne sais quelle révolte contre un lien qu'il m'était impossible de briser, me dévoraient intérieurement. Je me reprochais l'ingrati- tude que je m'efforçais de lui cacher. Je m'affligeais quand elle paraissait douter d'un amour qui lui était si nécessaire; je ne m'affligeais pas moins quand elle semblait y croire. Je la sentais meilleure que moi; je me méprisais d'être indigne d'elle. C'est un affreux malheur de n'être pas aimé quand on aime; mais c'en est un bien grand d'être aimé avec passion quand on n'aime plus. ADOLPHE 67 Cette vie que je venais d'exposer pour Ellé- nore, je l'aurais mille fois donnée pour qu'elle fût heureuse sans moi. Les six mois que m'avait accordés mon père étaient expirés; il fallut songer à partir. Ellénore ne s'opposa point à mon départ, elle n'essaya pas même de le retarder; mais elle me fit promettre que, deux mois après, je reviendrais près d'elle, ou que je lui permet- trais de me rejoindre : je le lui jurai solennel- lement. Quel engagement n'aurais-je pas pris dans un moment où je la voyais lutter contre elle-même et contenir sa douleur ? Elle aurait pu exiger de moi de ne pas la quitter; je savais au fond de mon âme que ses larmes n'auraient pas été désobéies. J'étais reconnaissant de ce qu'elle n'exer- çait pas sa puissance; il me semblait que je l'en aimais mieux. Moi-même, d'ailleurs, je ne me séparais pas sans un vif regret d'un être qui m'était si uniquement dévoué. Il y a dans les liaisons qui se prolongent quel- que chose de si profond! Elles deviennent à notre insu une partie si intime de notre existence ! Nous formons de loin, avec ' 68 ADOLPHE calme, la résolution de les rompre: nous croyons attendre avec impatience l'époque de l'exécuter: mais quand ce moment arrive, il nous remplit de terreur; et telle est la bizarrerie de notre cœur misérable, que nous quittons avec un déchirement hor- rible ceux près de qui nous demeurions sans plaisir. Pendant mon absence, j'écrivis régulière- ment à EUénore. J'étais partagé entre la crainte que mes lettres ne lui fissent de la peine, et le désir de ne lui peindre que le sentiment que j'éprouvais. J'aurais voulu qu'elle me devinât, mais qu'elle me devinât sans s'affliger; je me félicitais quand j'avais pu substituer les mots d'affection, d'amitié, de dévouement, à celui d'amour; mais soudain je me représentais la pauvre EUénore triste et isolée, n'ayant que mes lettres pour consolation ; et, à la fin de deux pages froides et compassées, j'ajoutais rapidement quel- ques phrases ardentes ou tendres, propres à la tromper de nouveau. De la sorte, sans en dire jamais assez pour la satisfaire, j'en disais toujours assez pour l'abuser. Étrange ADOLPHE 69 espèce de fausseté, dont le succès même se tournait contre moi, prolongeait mon an- goisse, et m'était insupportable! Je comptais avec inquiétude les jours, les heures qui s'écoulaient ; je ralentissais de mes vœux la marche du temps; je tremblais en voyant se rapprocher l'époque d'exécuter ma promesse. Je n'imaginais aucun moyen de partir. Je n'en découvrais aucun pour qu' EUénore pût s'établir dans la même ville que moi. Peut-être, car il faut être sincère, peut-être je ne le désirais pas. Je com- parais ma vie indépendante et tranquille à la vie de précipitation, de trouble et de tourment à laquelle sa passion me con- damnait. Je me trouvais si bien d'être libre, d'aller, de venir, de sortir, de rentrer, sans que personne s'en occupât! Je me reposais, pour ainsi dire, dans l'indifférence des autres, de la fatigue de son amour. Je n'osais cependant laisser soupçonner à EUénore que j'aurais voulu renoncer à nos projets. Elle avait compris par mes lettres qu'il me serait difficile de quitter mon père; elle m'écrivit qu'elle commençait en consé- 70 ADOLPHE quence les préparatifs de son départ. Je fus longtemps sans combattre sa résolution; je ne lui répondais rien de précis à ce sujet. Je lui marquais vaguement que je serais tou- jours charmé de la savoir, puis j'ajoutais, de la rendre heureuse: tristes équivoques, langage embarrassé, que je gémissais de voir si obscur, et que je tremblais de rendre plus clair! Je me déterminai enfin à lui parler avec franchise; je me dis que je le devais; je soulevai ma conscience contre ma fai- blesse; je me fortifiai de l'idée de son repos contre l'image de sa douleur. Je me prome- nais à grands pas dans ma chambre, récitant tout haut ce que je me proposais de lui dire. M^ais à peine eus-je tracé quelques lignes, que ma disposition changea: je n'envi- sageai plus mes paroles d'après le sens qu'elles devaient contenir, mais d'après l'effet qu'elles ne pouvaient manquer de produire; et une puissance surnaturelle dirigeant, comme malgré moi, ma main dominée, je me bornai à lui conseiller un retard de quelques mois. Je n'avais pas dit ce que je pensais. Ma lettre ne portait ADOLPHE 71 aucun caractère de sincérité. Les raisonne- ments que j'alléguais étaient faibles, parce qu'ils n'étaient pas les véritables. La réponse d'Ellénore fut impétueuse; elle était indignée de mon désir de ne pas la voir. Que me demandait-elle? de vivre inconnue auprès de moi. Que pouvais-je redouter de sa présence dans une retraite ignorée, au milieu d'une grande ville où personne ne la connaissait? Elle m'avait tout sacrifié, fortune, enfants, réputation; elle n'exigeait d'autre prix de ses sacrifices que de m'attendre comme une humble es- clave, de passer chaque jour avec moi quel- ques minutes, de jouir des moments que je pourrais lui donner. Elle s'était résignée à deux mois d'absence, non que cette absence lui parût nécessaire, mais parce que je semblais le souhaiter; et lorsqu'elle était parvenue, en entassant péniblement les jours sur les jours, au terme que j'avais fixé moi- même, je lui proposais de recommencer ce long supplice! Elle pouvait s'être trompée, elle pouvait avoir donné sa vie à un homme dur et aride ; j 'étais le maître de mes actions ; mais je n'étais pas le maître de la forcer à 72 ADOLPHE souffrir, délaissée par celui pour lequel elle avait tout immolé. Ellénore suivit de près cette lettre; elle m'informa de son arrivée. Je me rendis chez elle avec la ferme résolution de lui té- moigner beaucoup de joie; j'étais impatient de rassurer son cœur et de lui procurer, momentanément au moins, du bonheur ou du calme. Mais elle avait été blessée; elle m'examinait avec défiance: elle démêla bientôt mes efforts; elle irrita ma fierté par ses reproches; elle outragea mon caractère. Elle me peignit si misérable dans ma fai- blesse, qu'elle me révolta contre elle encore plus que contre moi. Une fureur insensée s'empara de nous: tout ménagement fut abjuré, toute délicatesse oubliée. On eût dit que nous étions poussés l'un contre l'autre par des furies. Tout ce que la haine la plus implacable avait inventé contre nous, nous nous l'appliquions mutuellement, et ces deux êtres malheureux, qui seuls se con- naissaient sur la terre, qui seuls pouvaient se rendre justice, se comprendre et se conso- ler, semblaient deux ennemis irréconciliables, acharnés à se déchirer. ADOLPHE 73 Nous nous quittâmes après une scène de trois heures; et, pour la première fois de la vie, nous nous quittâmes sans explication, sans réparation. A peine fus-je éloigné d'EUénore qu'une douleur profonde rem- plaça ma colère. Je me trouvai dans une espèce de stupeur, tout étourdi de ce qui s'était passé. Je me répétais mes paroles avec étonnement; je ne concevais pas ma conduite; je cherchais en moi-même ce qui avait pu m 'égarer. Il était fort tard; je n*osais retourner chez EUénore. Je me promis de la voir le lende- main de bonne heure, et je rentrai chez mon père. Il y avait beaucoup de monde ; il me fut facile, dans une assemblée nombreuse, de me tenir à l'écart et de déguiser mon trou- ble. Lorsque nous fûmes seuls, il me dit: — On m'assure que l'ancienne maîtresse du\ comte de P est dans cette ville. Je vous ] ai toujours laissé une grande liberté, et je n'ai ) jamais rien voulu savoir sur vos liaisons; mais v il ne vous convient pas, à votre âge, d'avoir [ une maîtresse avouée; et je vous avertis que • j'ai pris des mesures pour qu'elle s'éloigne d'ici. En achevant ces mots, il me quitta. 74 ADOLPHE Je le suivis jusque dans sa chambre; il me fit signe de me retirer. — Mon père, lui dis- je, Dieu m'est témoin que je voudrais qu'elle fût heureuse, et que je consentirais à ce prix à ne jamais la revoir; mais prenez garde à ce que vous ferez ; en croyant me séparer d'elle, vous pourriez bien m'y rattacher à jamais. Je fis aussitôt venir chez moi un valet de chambre qui m'avait accompagné dans mes voyages, et qui connaissait mes liaisons avec Ellénore. Je le chargeai de découvrir à l'in- stant même, s'il était possible, quelles étaient les mesures dont mon père m'avait parlé. Il revint au bout de deux heures. Le secré- taire de mon père lui avait confié, sous le sceau du secret, qu'Ellénore devait recevoir, le lendemain, l'ordre de partir. Ellénore chassée ! m'écriai-je, chassée avec opprobre ! elle qui n'est venue ici que pour moi, elle dont j'ai déchiré le cœur, elle dont j'ai sans pitié vu couler les larmes! Où donc re- poserait-elle sa tête, l'infortunée, errante et seule dans un monde dont je lui ai ravi l'estime? A qui dirait-elle sa douleur? Ma résolution fut bientôt prise. Je gagnai l'homme qui me servait; je lui prodiguai ADOLPHE 75 Tor et les promesses. Je commandai une chaise de poste pour six heures du matin à la porte de la ville. Je formais mille projets pour mon éternelle réunion avec Ellénore: je l'aimais plus que je ne l'avais jamais aimée; tout mon cœur était revenu à elle; j'étais fier de la protéger. J'étais avide de la tenir dans mes bras; l'amour était ren- tré tout entier dans mon âme; j'éprouvais une fièvre de tête, de cœur, de sens, qui bou- leversait mon existence. Si, dans ce moment, Ellénore eût voulu se détacher de moi, je se- rais mort à ses pieds pour la retenir. Le jour parut; je courus chez Ellénore. Elle était couchée, ayant passé la nuit à pleu- rer; ses yeux étaient encore humides, et ses cheveux étaient épars; elle me vit entrer avec surprise. — Viens, lui dis-je, partons. Elle voulut répondre. — Partons, repris-je. As-tu sur la terre un autre protecteur, un autre ami que moi ? mes bras ne sont-ils pas ton unique asile? Elle résistait. — J'ai des raisons importantes; ajoutai-je, et qui me sont personnelles. Au nom du ciel, suis-moi; je Tentraînai. Pendant la route je l'accablais de caresses, je la pressais 76 ADOLPHE sur mon cœur, je ne répondais à ses questions que par mes embrassements. Je lui dis enfin, qu'ayant aperçu dans mon père l'intention de nous séparer, j'avais senti que je ne pouvais être heureux sans elle; que je voulais lui consacrer ma vie et nous unir par tous les genres de liens. Sa reconnaissance fut d'abord extrême; mais elle démêla bientôt des contradictions dans mon récit. A force d'instances, elle m'arracha la vérité; sa joie disparut, sa figure se couvrit d'un sombre nuage. — Adolphe, me dit-elle, vous vous trompez sur vous-même; vous êtes généreux, vous vous dévouez à moi parce que je suis persécutée; vous croyez avoir de l'amour, et vous n'avez que de la pitié. Pourquoi prononça-t-elle ces mots funestes ? pourquoi me révéla-t-elle un secret que je voulais ignorer ? Je m 'efforçai de la rassurer, j'y parvins peut-être; mais la vérité avait traversé mon âme: le mouvement était détruit; j^étais déterminé dans mon sacri- fice, mais je n'en étais pas plus heureux; et déjà il y avait en moi une pensée que de nouveau j'étais réduit à cacher. CHAPITRE VI Quand nous fûmes arrivés sur les fron- tières, j'écrivis à mon père. Ma lettre fut respectueuse, mais il y avait un fond d'amer- tume. Je lui savais mauvais gré d'avoir resserré mes liens en prétendant les rompre. Je lui annonçais que je ne quitterais Ellénore que lorsque convenablement fixée, elle n'au- rait plus besoin de moi. Je le suppliais de ne pas me forcer, en s'acharnant sur elle, à lui rester toujours attaché. J'attendis sa réponse pour prendre une détermination sur notre établissement. «Vous avez vingt- quatre ans, me répondit-il: je n'exercerai pas contre vous une autorité qui touche à son terme, et dont je n'ai jamais fait usage; je cacherai même, autant que je pourrai, votre étrange démarche; je répandrai le bruit que vous êtes parti par mes ordres et pour mes affaires. Je subviendrai libérale- ment à vos dépenses. Vous sentirez vous- 77 78 ADOLPHE même bientôt que la vie que vous menez n'est pas celle qui vous convenait. Votre naissance, vos talents, votre fortune, vous assignaient dans le monde une autre place que celle de compagnon d'une femme sans patrie et sans aveu. Votre lettre me prouve déjà que vous n'êtes pas content de vous. Songez que l'on ne gagne rien à prolonger une situation dont on rougit. Vous con- sumez inutilement les plus belles années de votre jeunesse, et cette perte est irré- parable. » La lettre de mon père me perça de mille coups de poignard. Je m'étais dit cent fois ce qu'il me disait; j'avais eu cent fois honte de ma vie s'écoulant dans l'obscurité et dans l'inaction. J'aurais mieux aimé des re- proches, des menaces; j'aurais mis quelque gloire à résister, et j'aurais senti la nécesité de rassembler mes forces pour défendre Ellénore des périls qui l'auraient assaillie. Mais il n'y avait point de péril: on me laissait parfaitement libre; et cette liberté ne me servait qu'à porter plus impatiem- ment le joug que j'avais l'air de choisir. ADOLPHE 79 ^ Nous nous fixâmes à Caden, petite ville de la Bohême. Je me répétai que puisque j'avais pris la responsabilité du sort d'Ellé- nore, il ne fallait pas la faire souffrir. Je par- vins à me contraindre ; je renfermai dans mon sein jusqu'aux moindres signes de mécon- tentement, et toutes les ressources de mon esprit furent employées à me créer une gaieté factice qui pût voiler ma profonde tristesse. Ce travail eut sur moi-même un effet inespéré. Nous sommes des créatures tellement mobiles, que les sentiments que nous feignons, nous finissons par les éprou- ver. Les chagrins que je cachais, je les oubliais en partie. Mes plaisanteries per- pétuelles dissipaient ma propre mélancolie; et les assurances de tendresse dont j'en- tretenais Ellénore, répandaient dans mon cœur une émotion douce qui ressemblait presque à l'amour. De temps en temps des souvenirs impor- tuns venaient m'assiéger. Je me livrais, quand j'étais seul, à des accès d'inquiétude; je formais mille plans bizarres pour m'élancer tout à coup hors de la sphère dans laquelle 8o ADOLPHE j'étais déplacé. Mais je repoussais ces impressions comme de mauvais rêves, Ellé- nore paraissait heureuse; pouvais-je trou- bler son bonheur? Près de cinq mois se passèrent de la sorte. Un jour, je vis Ellénore agitée et cherchant à me taire une idée qui l'occupait. Après de longues solUcitations, elle me fit promettre que je ne combattrais point la résolution qu'elle avait prise, et m'avoua que M. de P lui avait écrit : son procès était gagné; il se rappelait avec reconnaissance les services qu'elle lui avait rendus, et leur Maison de dix années. Il lui offrait la moitié de sa fortune, non pour se réunir à elle, ce qui n'était plus possible, mais à condition qu'elle quitterait l'homme ingrat et perfide qui les avait sé- parés.— J'ai répondu, me dit-elle, et vous devinez bien que j'ai refusé. Je ne le de- vinais que de trop. J'étais touché, mais au desespoir du nouveau sacrifice que me faisait Ellénore. Je n'osais toutefois lui rien objecter: mes tentatives en ce sens avaient toujours été tellement infructueuses! Je m'éloignai pour réfléchir au parti que j'avais ADOLPHE 8i à prendre. Il m'était clair que nos liens devaient se rompre. Ils étaient douloureux pour moi, ils lui devenaient nuisibles; j'étais le seul obstacle à ce qu'elle retrouvât un état convenable et la considération, qui, dans le monde, suit tôt ou tard l'opulence; j'étais la seule barrière entre elle et ses en- fants : je n'avais plus d'excuse à mes propres yeux. Lui céder dans cette circonstance n'était plus de la générosité, mais une cou- pable faiblesse. J'avais promis à mon père de redevenir libre aussitôt que je ne serais plus nécessaire à Ellénore. Il était temps enfin d'entrer dans une carrière, de com- mencer une vie active, d'acquérir quelques titres à l'estime des hommes, de faire un noble usage de mes facultés. Je retournai chez Ellénore, me croyant inébranlable dans le dessein de la forcer à ne pas rejeter les offres du comte de P , et pour lui dé- clarer, s'il le fallait, que je n'avais plus d'amour pour elle. — Chère amie, lui dis-je, on lutte quelque temps contre sa destinée, mais on finit toujours par céder. Les lois de la société sont plus fortes que les volontés 82 ADOLPHE des hommes; les sentiments les plus im- périeux se brisent contre la fatalité des cir- constances. En vain l'on s*obstine à ne con- sulter que son cœur; on est condamné tôt ou tard à écouter la raison. Je ne puis vous retenir plus longtemps dans une position également indigne de vous et de moi; je ne le puis ni pour vous ni pour moi-même. A mesure que je parlais sans regarder Ellénore, je sentais mes idées devenir plus vagues et ma résolution faiblir. Je voulus ressaisir mes forces, et je continuai d'une voix préci- pitée: Je serai toujours votre ami; j'aurai toujours pour vous l'affection la plus pro- fonde. Les deux années de notre liaison ne s'effaceront pas de ma mémoire ; elles seront à jamais l'époque la plus belle de ma vie. Mais l'amour, ce transport des sens, cette ivresse involontaire, cet oubli de tous les intérêts, de tous les devoirs, Ellénore, je ne l'ai plus. J'attendis longtemps sa réponse sans lever les yeux sur elle. Lorsque enfin je la regardai, elle était immobile; elle con- templait tous les objets comme si elle n'en eût reconnu aucun, je pris sa main: je ADOLPHE 85 la trouvai froide. Elle me repoussa. —Que me voulez-vous? me dit-elle; ne suis-je pas seule, seule dans Tunivers, seule sans un être qui m'entende? Qu'avez-vous en- core à me dire? ne m'avez-vous pas tout dit? tout n'est-il pas fini, fini sans retour? laissez-moi, quittez-moi; n'est-ce pas là ce que vous désirez? Elle voulut s'éloigner,, elle chancela; j'essayai de la retenir, elle tomba sans connaissance à mes pieds; je la relevai, je l'embrassai, je rappelai ses sens. — EUénore, m'écriai-je, revenez à vous, re- venez à moi; je vous aime d'amour, de l'a- mour le plus tendre, je vous avais trompée pour que vous fussiez plus libre dans votre choix. — Crédulités du cœur, vous êtes inexplicables! Ces simples paroles, dé- menties par tant de paroles précédentes, rendirent EUénore à la vie et à la confiance ; elle me les fit répéter plusieurs fois: elle semblait respirer avec avidité. Elle me crut : elle s'enivra de son amour, qu'elle pre- nait pour le nôtre; elle confirma sa réponse au comte P , et je me vis plus engagé- que jamais. 84 ADOLPHE Trois mois après, une nouvelle possibilité de changement s'annonça dans la situation d'Ellénore. Une de ces vicissitudes com- munes dans les républiques que des factions agitent rappela son père en Pologne, et le rétablit dans ses biens. Quoiqu'il ne con- nût qu'à peine sa fille, que sa mère avait •emmenée en France à l'âge de trois ans, il désira la fixer auprès de lui. Le bruit des aventures d'Ellénore ne lui était parvenu que vaguement en Russie, où, pendant son exil, il avait toujours habité. EUénore était son enfant unique: il avait peur de l'isole- ment, il voulait être soigné: il ne chercha qu'à découvrir la demeure de sa fille, et, dès qu'il l'eut apprise, il l'invita vivement à venir le rejoindre. Elle ne pouvait avoir d'attachement réel pour un père qu'elle ne se souvenait pas d'avoir vu. E^lle sentait néanmoins qu'il était de son de- voir d'obéir; elle assurait de la sorte à ses •enfants une grande fortune, et remontait ^Ile-même au rang que lui avaient ravi ses malheurs et sa conduite; mais elle me déclara positivement qu'elle n'irait en Po- ADOLPHE 85 logne que si je raccompagnais. — Je ne suis plus, me dit-elle, dans l'âge où Tâme s'ouvre à des impressions nouvelles. Mon père est un inconnu pour moi. Si je reste ici, d'autres l'entoureront avec empressement; il en sera tout aussi heureux. Mes enfants auront la fortune de M. de P . Je sais bien que je serai généralement blâmée, je passerai pour une fille ingrate et pour une mère peu sensible; mais j'ai trop souffert; je ne suis plus assez jeune pour que l'opinion du monde ait une grande puissance sur moi. S'il y a dans ma résolution quelque chose de dur, c'est à vous, Adolphe, que vous devez vous en prendre. Si je pouvais me faire illusion sur vous, je consentirais peut-être à une absence, dont l'amertume serait di- minuée par la perspective d'une réunion douce et durable ; mais vous ne demanderiez pas mieux que de me supposer à deux cents lieues de vous, contente et tranquille, au sein de ma famille et de l'opulence. Vous m'écririez là-dessus des lettres raisonnables que je vois d'avance: elles déchireraient mon cœur; je ne veux pas m'y exposer. 86 ADOLPHE Je n*ai pas la consolation de me dire que, par le sacrifice de toute ma vie, je sois parvenue à vous inspirer le sentiment que je méritais; mais enfin vous l'avez accepté, ce sacrifice. Je souffre déjà suffisamment par Taridité de vos manières et la sécheresse de nos rapports; je subis ces souffrances que vous m'infligez; je ne veux pas en braver de volontaires. Il y avait dans la voix et dans le ton d'Ellé- nore je ne sais quoi d'âpre et de violent qui annonçait plutôt une détermination ferme qu'une émotion profonde ou touchante. De- puis quelque temps elle s'irritait d'avance lorsqu'elle me demandait quelque chose, comme si je lui avais déjà refusé. Elle disposait de mes actions, mais elle savait que mon jugement les démentait. Elle aurait voulu pénétrer dans le sanctuaire intime de ma pensée, pour y briser une oppo- sition sourde qui la révoltait contre moi. Je lui parlai de ma situation, du vœu de mon père, de mon propre désir; je m'em- portai. Ellénore fut inébranlable. Je vou- lus réveiller sa générosité, comme si l'amour ADOLPHE 87 n'était pas de tous les sentiments le plus égoïste, et, par conséquent, lorsqu'il est blessé, le moins généreux. Je tâchai par un effort bizarre de l'attendrir sur le malheur que j'éprouvais en restant près d'elle; je ne parvins qu'à l'exaspérer. Je lui promis d'aller la voir en Pologne; mais elle ne vit dans mes promesses, sans épanchement et sans abandon, que l'impatience de la quitter. La première année de notre séjour à Ca- den avait atteint son terme, sans que rien changeât dans notre situation. Quand EUé- nore me trouvait sombre ou abattu, elle s'affligeait d'abord, se blessait ensuite, et m'arrachait par ses reproches l'aveu de la fatigue que j'aurais voulu déguiser. De mon côté, quand EUénore paraissait con- tente, je m'irritais de la voir jouir d'une situation qui me coûtait mon bonheur, et je la troublais dans cette courte jouissance par des insinuations qui l'éclairaient sur ce que j'éprouvais intérieurement. Nous nous attaquions donc tour à tour par des phrases indirectes, pour reculer ensuite dans des pro- testations générales et de vagues justifica- 88 ADOLPHE lions, et pour regagner le silence. Car nous savions si bien mutuellement tout ce que nous allions nous dire, que nous nous taisions pour ne pas Tentendre. Quelquefois l'un de nous était prêt à céder, mais nous man- quions le moment favorable pour nous rap- procher. Nos coeurs défiants et blessés ne se rencontraient plus. Je me demandais souvent pourquoi je res- tais dans un état si pénible: je me répondais que, si je m'éloignais d'Ellénore, elle me sui- vrait, et que j'aurais provoqué un nouveau sacrifice. Je me dis enfin qu'il fallait la satisfaire une dernière fois, et qu'elle ne pourrait plus rien exiger quand je l'aurais replacée au milieu de sa famille. J'allais lui proposer de la suivre en Pologne, quand elle reçut la nouvelle que son père était mort subitement. Il l'avait instituée son unique héritière, mais son testament était contredit par des lettres postérieures que des parents éloignés menaçaient de faire valoir. Ellé- nore, malgré le peu de relations qui sub- sistaient entre elle et son père, fut douloureu- sement affectée de cette mort: elle se re- ADOLPHE 89 procha de Tavoir abandonné. Bientôt elle m'accusa de sa faute. — Vous m'avez fait manquer, me dit-elle, à un devoir sacré. Maintenant, il ne s'agit que de ma fortune: je vous l'immolerai plus facilement encore. Mais, certes, je n'irai pas seule dans un pays où je n'ai que des ennemis à rencontrer. — Je n'ai voulu, lui répondis-je, vous faire manquer à aucun devoir; j'aurais désiré, je l'avoue, que vous daignassiez réfléchir que moi aussi je trouvais pénible de manquer aux miens; je n'ai pu obtenir de vous cette justice. Je me rends, Ellénore; votre in- térêt l'emporte sur toute autre considéra- tion. Nous partirons ensemble quand vous le voudrez. Nous nous mîmes effectivement en route. Les distractions du voyage, la nouveauté des objets, les efforts que nous faisions sur nous- mêmes, ramenaient de temps en temps entre nous quelques restes d'intimité. La longue habitude que nous avions l'un de l'autre, les circonstances variées que nous avions par- courues ensemble, avaient attaché à chaque parole, presque à chaque geste, des souvenirs 90 ADOLPHE qui nous replaçaient tout à coup dans le passé, et nous remplissaient d'un attendris- sement involontaire, comme les éclairs tra- versent la nuit sans la dissiper. Nous vivions, pour ainsi dire, d'une espèce de mémoire du cœur, assez puissante pour que l'idée de nous séparer nous fût douloureuse, trop faible pour que nous trouvassions du bonheur à être unis. Je me livrais à ces émotions, pour me reposer de ma contrainte habituelle. J'aurais voulu donner à EUé- nore des témoignages de tendresse qui la contentassent; je reprenais quelquefois avec elle le langage de l'amour; mais ces émotions et ce langage ressemblaient à ces feuilles pâles et décolorées qui, par un reste de végétation funèbre, croissent languissam- ment sur les branches d'un arbre déraciné. CHAPITRE VII Ellénore obtint, dès son arrivée, d'être ré- tablie dans la jouissance des biens qu'on lui disputait, en s'engageant à n'en pas disposer que son procès ne fût décidé. Elle s'établit dans une des possessions de son père. Le mien, qui n'abordait jamais avec moi dans ses lettres aucune question directement, se contenta de les remplir d'insinuations contre mon voyage. « Vous m'aviez mandé, me di- sait-il, que vous ne partiriez pas. Vous m'aviez développé longuement toutes les raisons que vous aviez de ne pas partir; j'é- tais, en conséquence, bien convaincu que vous partiriez. Je ne puis que vous plaindre de ce qu'avec votre esprit d'indépendance, vous faites toujours ce que vous ne voulez pas. Je ne juge point, au reste, d'une si- tuation qui ne m'est qu'imparfaitement connue. Jusqu'à présent vous m'aviez paru le protecteur d'Ellénore, et sous ce rap- 91 IB-FT^ 93 ADOLPHE port, il y avait dans vos procédés quelque chose de noble, qui relevait votre caractère, quel que fût l'objet auquel vous vous atta- chiez. Aujourd'hui vos relations ne sont plus les mêmes; ce n'est plus vous qui la protégez, c'est elle qui vous protège; vous vivez chez elle, vous êtes un étranger qu'elle introduit dans sa famille. Je ne prononce point sur une position que vous choisissez; mais comme elle peut avoir ses inconvé- nients, je voudrais les diminuer autant qu'il est en moi. J 'écris au baron de T , notre ministre dans le pays où vous êtes, pour vous recommander à lui; j'ignore s'il vous conviendra de faire usage de cette recom- mandation; n'y voyez au moins qu'une preuve de mon zèle, et nullement une at- teinte à l'indépendance que vous avez tou- jours su défendre avec succès contre votre père. » J'étouffai les réflexions que ce style faisait naître en moi. La terre que j'habitais avec EUénore était située à peu de distance de Varsovie; je me rendis dans cette ville, chez le baron de T- . Il me reçut avec amitié. ADOLPHE 93 me demanda les causes de mon séjour en Pologne, me questionna sur mes projets; je ne savais trop que lui répondre. Après quelques minutes d'une conversation embar- rassée : — Je vais, me dit-il, vous parler avec franchise. Je connais les motifs qui vous ont amené dans ce pays, votre père me les a mandés; je vous dirai même que je les com- prends : il n'y a pas d'homme qui ne se soit, une fois dans sa vie, trouvé tiraillé par le désir de rompre une liaison inconvenable et la crainte d'affliger une femme qu'il avait aimée. L'inexpérience de la jeunesse fait que l'on s'exagère beaucoup les difficultés d'une position pareille; on se plaît à croire à la vérité de toutes ces démonstrations de douleur, qui remplacent, dans un sexe faible et emporté, tous les moyens de la force et tous ceux de la raison. Le cœur en souffre, mais l'amour-propre s'en applaudit; et tel homme qui pense de bonne foi s'im- moler au désespoir qu'il a causé, ne se sacrifie dans le fait qu'aux illusions de sa propre vanité. Il n'y a pas une de ces femmes passionnées dont le monde est plein. 94 ADOLPHE qui n*àit protesté qu'on la ferait mourir en Tabandonnant ; il n*y en a pas une qui ne soit encore en vie et qui ne soit consolée. Je voulu rinterrompre. — Pardon, me dit-il, mon jeune ami, si je m'exprime avec trop peu de ménagement: mais le bien qu'on m'a dit de vous, les talents que vous an- noncez, la carrière que vous devriez suivre, tout me fait une loi de ne rien vous déguiser. Je lis dans votre âme, malgré vous et mieux que vous; vous n'êtes plus amoureux de la femme qui vous domine et qui vous traîne après elle; si vous l'aimiez encore, vous ne seriez pas venu chez moi. Vous saviez que votre père m'avait écrit; il vous était aisé de prévoir ce que j'avais à vous dire: vous n'avez pas été fâché d'entendre de ma bouche des raisonnements que vous vous ré- pétez sans cesse à vous-même, et toujours inutilement. La réputation d'Ellénore est loin d'être intacte. — Terminons, je vous prie, répondis-je, une conversation inutile. Des circonstances malheureuses ont pu disposer des premières années d'Ellénore; on peut la juger défavorablement sur des ADOLPHE 95 apparences mensongères:, mais je la connais depuis trois ans, et il n'existe pas sur la terre une âme plus élevée, un caractère plus noble, un cœur plus pur et plus généreux. — Comme vous voudrez, répliqua-t-il; mais ce sont des nuances que l'opinion n'appro- fondit pas. Les faits sont positifs, ils sont publics; en m'empêchant de les rappeler, pensez-vous les détruire? Écoutez, pour- suivit-il: il faut dans ce monde savoir ce qu'on veut. Vous n'épouserez pas Ellénore ? — Non, sans doute, m'écriai-je; elle-même ne l'a jamais désiré. — Que voulez- vous donc faire? Elle a dix ans de plus _que. vous ; vous en avez vingt-six ; vous la soignerez dix ans encore ; elle sera vieil].